La javanaise
Comment présenter une chanson qu’on ne présente plus ? Ce titre intemporel est moins complexe qu’il n’y parait, et vous allez être capable d’en récupérer les ingrédients.
Mais chht! Voyons d’abord le texte:
Les paroles de la javanaise
J’avoue j’en ai bavé pas vous
Mon amour
Avant d’avoir eu vent de vous
Mon amour
Ne vous déplaise
En dansant la Javanaise
Nous nous aimions
Le temps d’une chanson
À votre avis qu’avons-nous vu
De l’amour?
De vous à moi vous m’avez eu
Mon amour
Ne vous déplaise
En dansant la Javanaise
Nous nous aimions
Le temps d’une chanson
Hélas avril en vain me voue
À l’amour
J’avais envie de voir en vous
Cet amour
Ne vous déplaise
En dansant la Javanaise
Nous nous aimions
Le temps d’une chanson
La vie ne vaut d’être vécue
Sans amour
Mais c’est vous qui l’avez voulu
Mon amour
Ne vous déplaise
En dansant la Javanaise
Nous nous aimions
Le temps d’une chanson
Les origines de la javanaise
Nous sommes en mars 1963, et Serge Gainsbourg sort cette chanson qui fait date : la javanaise.
Deux mois plus tard, Juliette Gréco, qui en était l’inspiratrice, la sort à son tour !
Ce n’était que le début d’une longue histoire pour ce monument de la chanson, qui fut chantée depuis par des centaines d’interprètes.
La javanaise (1963)
Auteur, compositeur et interprète : Serge Gainsbourg
https://www.youtube.com/watch?v=V6gjzNm6dA0
La recette de la javanaise
Pour cette java, genre musical en vogue à l’époque, Gainsbourg exploite un langage usité dans les banlieues à cette époque, le « javanais ».
Ce jeu de langage apprécié des jeunes de l’époque consiste à ajouter « av » aussi souvent que possible au milieu des mots, pour les rendre incompréhensibles aux non-initiés.
Ainsi, « parler javanais » se dit en javanais
« pavarlaver javanavais ».
« Bonjour » devient « bavonjavour ».
Le coup de génie de Gainsbourg
Côté paroles
Ici, Gainsbourg détourne cette règle grâce à un habile subterfuge, puisqu’il va utiliser des mots ou des suites de mots intégrant déjà le phonème « av ». Ceci de façon très fréquente « j’avoue, bavé, pas vous, avant… »
A l’oreille, l’effet est le même que le « parler javanais », tout en n’utilisant que des mots français non modifiés… et donc parfaitement compréhensibles.
Quel travail de titan, pensez-vous… et bien… non !
En effet, si l’on enlève :
– le refrain, qui est plutôt simple :
« ne vous déplaise / en dansant la javanaise / nous nous aimions / le temps d’une chanson »
– et tous les « mon amour » qui ponctuent le propos,
il ne reste plus que… 8 vers !
Et oui, c’est donc une « toute petite » chanson que Gainsbourg a écrite !
Côté musique
C’est bien vu également : tout tourne sur 2 notes seulement, qui naturellement tombent obstinément sur les « av » de la chanson, ce qui accentue l’effet « javanais » du texte.
Les paroles de la javanaise en détail
Laissons de côté le refrain, pour nous intéresser aux couplets :
J’avoue j’en ai bavé pas vous
Mon amour
Avant d’avoir eu vent de vous
Mon amour
À votre avis qu’avons-nous vu
De l’amour?
De vous à moi vous m’avez eu
Mon amour
Hélas avril en vain me voue
À l’amour
J’avais envie de voir en vous
Cet amour
La vie ne vaut d’être vécue
Sans amour
Mais c’est vous qui l’av-ez voulu
Mon amour
Et voilà ! En 8 vers, le tour est joué !
Les autres versions de la javanaise
Si de nombreux artistes ont repris ce petit chef-d’œuvre (la première étant Juliette Gréco deux mois après Gainsbourg), il en est un qui fut remarquable.
Et c’est encore… Serge Gainsbourg lui-même !
Dans la version « Javanaise remake » sortie en 1979 (16 ans plus tard), Gainsbourg remplace « mon amour » par « love », et ajoute un couplet :
Navré d’avoir ouvert mes veines
Love pour
Un’ vraie savalavopave
Love
Remake : (à 2:30)
https://www.youtube.com/watch?v=Z0D_881D_gM
Bien vu pour ce qui concerne « love » qui se rapproche davantage du « javanais » que « mon amour ».
Mais pourquoi diantre Gainsbourg a-t-il écrit « savalavopave » (donc « salope »), seul mot qui trahit la règle de la chanson. N’eût-il pas été plus fin d’opter pour un vers plus policé, comme « avoir rêvé de vos lèvres » ou « laver ma vie de vos aveux » par exemple ?
La réponse est simple : nous sommes en 1979, et plus personne ne sait ce qu’est le « parler javanais ». Gainsbourg nous donne donc habilement la clé du texte. Tout en nous glissant au passage une de ces provocations iconoclastes qui ont contribué à sa sulfureuse légende.
A vous de jouer !
Je vous propose d’écrire à votre tour un couplet de deux vers de « La javanaise ».
– qui rime si possible
– qui a du sens si possible
Suivez dans l’ordre les étapes 1 à 5 :
- Prenez une feuille et un stylo… ou un ordinateur.
- Listez-y des mots contenant « av » ou à défaut « v ».
- Utilisez notamment « vous » : « à vous », « de vous », « chez vous », « si vous », « en vous ».
- Ecrivez deux vers de 8 pieds chacun contenant un maximum des sons en « v ». Pour simplifier l’écriture, la rime sera en « vous ».
- Partagez vos deux vers en commentaire ! Les membres de la communauté seront heureux de découvrir votre production. Soyez sans crainte : ici, la bienveillance et l’entraide sont de mise !
Pour aller plus loin
D’autres mots semblent hérités du javanais, même s’ils ne lui appartiennent pas toujours !
Ainsi, « pourave », « chouraver », « poucave », viennent du romani.
Mais le « javanais » n’est pas la seule langue codée utilisée par un groupe social.
Le louchébem
Le « Louchébem » fut le langage des bouchers des Halles au XIXème siècle.
Pour parler Louchébem, on remplaçait la première lettre du mot par un L, puis on plaçait cette première lettre à la fin du mot ; on accolait enfin un suffixes tel que –è, -em, -oc, –uche, –ic qui variait selon la sonorité et les goûts de chacun.
« boucher » devenait ainsi « l-ouché-b-em »
Les amoureux de Frédéric Dard connaissent « en douce » qui devient « en loucedé » ou « à poil » qui devient « à loilpé ».
Le verlan
Arrivé dans les année 80, le « Verlan », existe toujours, avec son inversion de syllabes et ses fins de mots tronquées.
« l’envers » devient « verlan »
« punk » devient « kepon », « merci » devient « cimer » et ainsi de suite.
Plus étonnamment, et par une mise en abyme, « arabe » devient « beur », puis « rebeu » qui est le verlan du verlan !
(illustration Basile Morin)
Le Redegue
Beaucoup moins intéressant, le « Redegue » consiste à ajouter à chaque syllabe deux syllabes commençant respectivement par d et g.
« Bonjour » devient « Berondeguejour ».
Cela ressemble à un jeu pour ados. Complètement dérébidiguile selon moi.
Le Kakitchka
Le Kakitchka Consiste à rajouter « chka » à la fin d’un mot ou groupes de mots.
Réservé à l’école primairechka !
La « langue de feu »
C’est sans doute, en raison de son nom, celle qui a le plus fort potentiel poétique.
Cette variante du javanais insère « de » « feu » dans les mots. Si l’effet est peu intéressant, le nom « langue de feu » peut se révéler, au même titre que le fut « la javanaise », un support inspirant pour un thème exotique et piquant.
Pour en finir
On ne va pas chinoiser ! Plutôt que de vous lancer dans une énième interprétation de « La javanaise », je vous propose d’écrire votre propre opus d’une chanson « codée », en jouant sur les phonèmes, comme Magic System avec « Premier gaou », Julien Clerc avec « Métisse d’Ibiza », Gotainer « Femmes à lunettes », Carlos « L’amour ça rend bo lélé », et tant d’autres !
Alors, à vos stylos et vive la chanson !