En 1991, en plein effondrement du bloc soviétique, Bashung sort un titre qui marquera l’histoire de la chanson rock francophone : « Osez Joséphine ».
Mais qu’est-ce qui se cache exactement « à l’arrière des berlines » ?
Jetons un oeil indiscret sur les dessous de cette chanson !
Mais d’abord, les paroles !
Les paroles de « Osez Joséphine » de Alain Bashung
COUPLET 1
À l’arrière des berlines
On devine
Des monarques et leurs figurines
Juste une paire de demi-dieux
Livrés à eux
Ils font des p’tits
Il font des envieux
COUPLET 2
À l’arrière des dauphines
Je suis le roi des scélérats
À qui sourit la vie
PONT
Marcher sur l’eau
Éviter les péages
Jamais souffrir
Juste faire hennir
Les chevaux du plaisir
REFRAIN
Osez, osez Joséphine
Osez, osez Joséphine
Plus rien n’s’oppose à la nuit
Rien ne justifie
COUPLET 3
Usez vos souliers
Usez l’usurier
Soyez ma muse
Et que ne durent que les moments doux
Durent que les moments doux
Et que ne doux
REFRAIN(S)
Osez, osez Joséphine
Osez, osez Joséphine
Plus rien n’s’oppose à la nuit
Rien ne justifie
Osez, osez
Osez, osez
Osez, osez Joséphine
Osez, osez Joséphine
Plus rien n’s’oppose à la nuit
Rien ne justifie
Carte d’identité de « Osez Joséphine » de Alain Bashung
Paroles : Alain Bashung / Jean Fauque
Musique : Alain Bashung
Production : Éric Clermontet et Marc Antoine
Enregistrement : 13 juillet 1991
L’histoire de « Osez Joséphine » de Alain Bashung
Voilà une chanson où le résultat n’a plus grand chose à voir avec l’idée de départ. Et comme Bashung ne livrait pas les clés de ses œuvres, de nombreux analystes se sont fourvoyés en tentant d’analyser ses paroles.
Voici comment les choses se sont réellement passées.
La méthode
Au départ, il y a la rencontre de Alain Bashung avec Jean Fauque, parolier chanteur et écrivain.
Entre les deux hommes, c’est un vrai coup de foudre artistique !
Habitant tous les deux Saint Cloud, ils passent de nombreuses soirées à travailler ensemble.
Leur méthode ? Boire des bières, écouter des chansons, boire des bières, écrire des mots, boire des bières… et finir à 3 heures du matin avec une omelette au lard !
Ainsi naissent une quinzaine de chansons.
Techniquement, la méthode est toujours la même : passablement alcoolisés, les deux amis jouent avec les mots. Ils notent des formules-choc un peu partout dans des cahiers. Le sens n’est pas leur préoccupation principale, ici c’est le son des mots qui prime.
Dans un deuxième temps, Bashung reprend des formules, les assemble, les associe. Ainsi naissent des chansons qui ont souvent des doubles-sens, et que l’auditeur s’amuse à décrypter.
Et souvent on se retrouve avec une chanson qui n’a plus grand-chose à voir avec l’idée de départ. C’est le cas de « Osez Joséphine ».
L’idée de départ : la chute du mur de Berlin
Nous sommes le 9 novembre 1989. La télévision diffuse en direct les images de la chute du « mur de la honte » qui séparait l’Europe de l’Ouest du bloc soviétique.
Un grand moment d’histoire, qui inspire à Jean Fauque la formule « Osez nous causer du Caucase ».
La formule reste dans les cahiers…
…puis un jour, Bashung ajoute, comme un jeu de mots « Osez Joséphine ».
Jean Fauque ne le sait pas, mais « Joséphine » existe : c’est une tante de Alain Bashung, qui dans les années 40-50, osait mener une vie de « femme libre ».
Plus grand-chose à voir avec la chute du mur, si ce n’est la quête de liberté.
Evidemment, pour l’auditeur, « Joséphine » évoque Joséphine de Beauharnais et son destin exceptionnel.
Et peu à peu, les mots s’ajoutent aux mots, et la chanson se construit. Quand on connait un peu Alain Bashung, on se doute qu’il va y être question de sexe.
La réalité : les obsessions du chanteur
Les années 90. Quelques limousines immatriculées « à l’Est » circulent désormais dans les rues de Paris. Leurs riches propriétaires ne sont pas visibles derrière les vitres teintées, ce qui va laisser le champ libre à tous les phantasmes : que se passe-t-il à l’arrière des limousines ?
Quelles pratiques immorales se jouent derrière les vitres noires, à l’abri des regards ?
C’est le sens que prendra cette chanson, où les hennissement des chevaux du moteur se mêlent aux cris d’extase sur la banquette arrière.
La recette de la chanson « Osez Joséphine » de Alain Bashung
La technique générale d’écriture
Vous l’aurez remarqué : la technique employée est celle du « panier d’idées » et du « panier de mots » telle qu’elle est décrite dans la « Méthode pomme » de l’Académie de la Chanson.
Pour tout savoir sur cette méthode, je vous invite à vous référer à cet article : « Trouver les bons mots pour vos paroles de chansons ».
Ce qui va nous intéresser ici, c’est le résultat.
Les paroles
COUPLET 1
Le premier couplet nous présente les riches occupants des limousines, des « paire de demi-dieux » que l’on devine à travers les vitres teintées. Des couples livrés à eux-mêmes, qui à l’abri des regards « font des petits ».
COUPLET 2
Bashung se met en scène : lui aussi, « roi des scélérats », se livre à des jeux « à l’arrière des Dauphines ».
Ici les « dauphines » ne sont pas seulement les voitures du même nom : ce sont les épouses des « dauphins » (les héritiers du trône) mais aussi les lauréates des concours de beauté. On comprend ce que Bashung entend par « à l’arrière des dauphines » et que leur « sourire » est celui de leur postérieur… une forme que la Dauphine n’est pas sans évoquer!
PONT
Le pont est constitué de trois phrases à sens multiples.
« Marcher sur l’eau » fait référence au parcours emprunté, sur les ponts de Paris, mais aussi à la lubrification intime.
« Eviter les péages » est une triple référence : à la prostitution (avec des partenaires aux tarifs parfois exorbitants), au fait de ne pas avoir à assumer les suites de ces ébats (police ou compagne exigeante), et ne pas avoir à ouvrir les vitres de la voiture (pour payer un parking par exemple).
Et bien sûr la phrase constitutive de la chanson :
« Les chevaux du plaisir » qui symbolisent à la fois la puissance du moteur et l’extase des passagers arrière.
REFRAIN
Dans le refrain, Bashung s’adresse à « Joséphine », l’incarnation de la « partenaire de banquette arrière. Il l’invite à « oser », protégée de la lumière du jour, ce qui lui autorise tout !
COUPLET 3
Le couplet 3 précise qui sont les partenaires de banquette arrière : des prostituées (« usez vos souliers » sur le trottoir) qui vont « user » (donc frotter) leurs riches clients (l’usurier)… et qui inspirent Bashung (« soyez ma muse »)
On finit avec un jeu de mots entre le « dur » (du sexe) et le « doux » (des caresses), qui s’achève par un « et que ne doux », quelque part entre « I can do » et « I’m gonna do ».
Retour du refrain qui clot la chanson.
Deux remarques avant de passer à la suite :
1) Les limousines ont disparu !
Pour des raisons poétiques, les « limousines » font place à des « berlines » dans le texte final… un peu moins réaliste, mais surtout moins rural, l’arrière des limousines » évoquant un peu trop le retour des vaches à l’étable !
2) « rien ne justifie »
Mais « rien ne justifie » quoi ???
C’est la question que Bashung a posée à Jean Fauque, auteur de la formule. Réponse de l’intéressé (je cite) : « T’inquiète Pépère, c’est suffisant ! ». Ca n’est pas faux… même si ça l’est !
La musique
La base musicale est extrêmement simple. C’est un rock classique en ré – sol – la. Toutefois, celui-ci propose une structure un peu particulière.
En effet (comme souvent) Bashung retient longtemps son souffle avant d’abattre ses carte musicales.
Ainsi, on reste longtemps sur un accord de « ré », la mélodie vocale figée sur une note de « la » (quinte de l’accord). Ceci donne une ambiance « road movie » très linéaire.
Puis arrive (enfin !) l’accord de « sol » lâché tant attendu ! C’est un « power chord » (fondamentale et quinte : le must du rock) que je vous recommande pour vos chansons (voir les tablatures en illustration).
Le voici ci-dessous : Il se joue à 2 doigts seulement : Le majeur plaque les 2 cordes aigües à la 3ème case, et le pouce (oui, le pouce!) fait sonner la grosse corde de mi en empêchant la corde de la de vibrer, tandis que les cordes centrales sonnent à vide. Essayez, ça dépote !
On conclut enfin par un accord de « la » libérateur qui va permettre à la grille d’accord de se relancer.
Du classique, mais amené avec beaucoup de retenue avant d’éclater… tout comme la retenue sexuelle dont Bashung parle régulièrement dans ses chansons.
Car oui, ce rock est construit comme un acte sexuel conclu par un orgasme : le hennissement symbolisé par l’accord de ré joué en slide !
L’orchestration et les arrangements
Le parti-pris est celui du cheval :
Dès l’introduction, le hennissement est joué à la guitare : un accord de ré en slide. Le slide, c’est un glissé réalisé avec un bottleneck, littéralement un « goulot de bouteille ».
Vous pouvez vous amuser à le reproduire avec un verre sur votre guitare : faites hennir les chevaux du plaisir !
Le rythme quant à lui va reprendre celui du trot d’un cheval, comme une calèche qui traverserait la ville.
Pour cela, on utilise un « pattern » de batterie, c’est-à-dire une séquence rythmique, qui va évoquer le trot, avec :
La grosse caisse (Bass Drum) qui marque la cadence.
Le tambourin (Tamb) qui marque le contretemps, comme les grelots du cheval.
Le rimshot (cercle de la caisse claire) en contretemps triolets qui évoquent le pas du cheval.
Cette construction saute aux yeux quand on l’écrit sous la forme d’un « pattern » : on voit nettement l’alternance BASS DRUM / TAMB et le rimshot (RIM) qui arrive en décalage tous les trois temps.
A partir du 2ème couplet, une seconde guitare arrive, qui joue littéralement :
Ta, TagaDa, TagaDa, TagaDagadaga
Ta, TagaDa, TagaDa, TagaDagadaga… etc.
Au refrain, ce sont les violons qui jouent en triolets, décalés par rapport aux triolets du rimshot, ce qui crée un nouveau balancement, une sorte de mouvement perpétuel.
Parallèlement, on retrouve les notes tenues de violon qui sont une des marques de fabrique de Bashung, et qui donnent une tension dramatique à l’ensemble.
On entend bien chacune de ces parties sur l’instrumental de « Osez Joséphine » de Alain Bashung.
Le clip vidéo
Que serait cette chanson sans le mythique clip de Mondino ?
On y retrouve dès le début le thème du cheval, qui tourne de façon hypnotique autour de Bashung et d’une guitariste qui n’a pas eu le temps de se vêtir suffisamment. On guette à chaque tour de piste la vue plongeante sur sa poitrine… L’attente, encore et toujours.
Pour la petite histoire, cette guitariste n’est autre que Azucena Caamaño, qui deviendra en 2006 l’épouse légitime de Florent Pagny.
A vous de jouer
Bashung était plus sensible au son des mots qu’à leur sens. Dans ses cahiers, il notait des formules choc qui « sonnaient », quitte à ce qu’elles ne signifient pas toujours grand’ chose.
A vous d’inventer une formule qui « claque », à la manière de Bashung.
Une astuce : ces formules reposent souvent sur la reprise ou la répétition d’un son, comme ici le « OZÉ » de « OSEZ jOSÉphine », ou le « OZ-AZ » de « OSEZ nous cAUSEr du cAUcAZE ».
Faites de même avec votre propre formule sonore, en vous libérant du sens.
Et n’oubliez pas de noter votre formule en commentaire de cet article !
Pour aller plus loin
Sur une feuille ou dans un cahier, listez un inventaire de formules-choc sur un thème de votre choix : une usine, un tremblement de terre, un voyage dans l’espace… peu importe le thème de départ : celui-ci n’est qu’un prétexte.
Dans un second temps, reliez ces formules entre elles : vous allez très naturellement leur trouver un sens caché.
Rapidement, vous allez voir apparaître les prémices d’une chanson ! C’est presque magique, et ça fonctionne ! Cliquez ici pour tout savoir sur cette technique : Les paniers d’idées
Le sexe étant par essence implicite, vous vous apercevrez qu’il s’impose souvent dans ce type de métaphore.
Il ne vous reste plus qu’à assembler et ordonner tout cela, et vous voilà promu successeur de Bashung !
Conclusion : l’écriture métaphorique
Bashung est souvent considéré comme un chanteur abstrait ou surréaliste. Il n’en est rien !
S’il est vrai qu’il laissait divaguer son imagination pour trouver des mots qui sonnent et des formules fortes, son travail (et son génie) consistait au contraire à relier ces formules entre elles pour leur donner un sens, une ligne directrice, et ce n’est ni de l’art abstrait ni du surréalisme.
Dans le cas d’Alain Bashung, il serait plus pertinent de parler d’écriture métaphorique.
C’est face à la difficulté du décryptage que certains analystes ont déduit que les paroles n’avaient pas de sens caché. Erreur : elles en ont bien un !
Pour découvrir une autre chanson de Alain Bashung, je vous invite à aller voir ici : Alain Bashung « La nuit je mens ».
Osez (z’)user des mots (z’)et des métaphores, et
Vive la Chanson !
J’adore ce décryptage des chansons que l’on connaît et qui prennent ainsi un sens nouveau pour nous. L’analyse du processus d’écriture m’intéresse particulièrement moi qui écrit et travailler sur l’écriture expressive.
Merci pour ton commentaire : l’objectif de l’Académie de la Chanson est de mettre en avant les techniques souvent simples qui permettent d’écrire de belles chansons. Quels meilleurs alliés que les auteurs eux-mêmes pour nous indiquer le(s) chemin(s) ?
meme si je ne le connais pas tres bien, il ne m’a jamais semblé abstrait. Et je suis bien contente d’avoir plus d’explications sur cette chanson. Merci!
Merci Aurélie pour ton commentaire ! Tu as raison : Bashung n’est pas un auteur « abstrait » : si son approche est assez hors-norme, elle traite de sujets bien concrets !
C’est super intéressant – et c’est toujours génial d’en apprendre davantage sur une chanson emblématique !
Merci Jessica pour ce retour ! On se laisse souvent bercer par les chansons, sans savoir qu’elles résultent la plupart du temps d’une aventure humaine… et de techniques simples !
Ah la la, c’est formidable d’apprendre autant de chose sur une chanson et son histoire. Je vais écouter la chanson différemment maintenant 🙂
Merci Caroline pour ce retour ! Bashung, dont les textes sont souvent hermétiques, parle la plupart du temps de sexe. Je vais bientôt faire un article sur sa chanson « Malédiction », qui révèle bien des surprises !
Je ne connaissais pas du tout cet aspect captivant de la chanson. Merci pour ces anecdotes, comme quoi la créativité naît de moments simples et authentiques, où l’ambiance et la complicité sont aussi importantes que le travail lui-même.
Merci pour ce retour ! L’intérêt pour nous est aussi de découvrir le processus de création, de s’en inspirer, et surtout de se décomplexer : les chefs-d’oeuvres sont toujours le fruit d’essais et d’erreurs. J’en parlerai dans mon prochain article !
On cherche les seins de la chanteuse dans le clip, mais on voit clairement la magnifique veste rouge de Bashung, et je l’adore.
Ce clip me fait penser à un clip de Niagara qui a aussi des inspiration circassienne (mais lequel ?).
Comme toujours je joue, et je joue dans l’impulsion en usant d’une tournure éculée :
Jeune, jolie et jalouse, je jette mes Jules et tourne la page.
Jouissive image.
Mouais, les deux derniers mots je veulent rien dire mais « rien je justifie », non ?
Merci La Rousse du Bricolage pour ta participation ! Je trouve ton bout de texte très porteur, et au contraire je trouve que « jouissive image » donne tout son éclairage au côté un peu pervers du personnage qui au fond pourrait avoir un certain plaisir à se complaire dans des relations sans avenir. Une idée à creuser ! Bravo à toi !
Super, merci ! Cette chanson très populaire, et sans doute parmi les plus créatives des chansons populaires, reste un must. Je ne me lasserai jamais, je crois, de l’intro et du rythme soutenu, à peine tempéré par le refrain doux et violoneux. Et puis quand même, c’est un tube que les gens dansent dans les fêtes alors que ce n’est pas hyperdansant au premier abord, tandis que d’autres trucs plus dansants mais très peu connus, ne font s’activer qu’une ou deux personnes, qui déchantent – ou plutôt dédansent – vite lorsque le didjè décide de faire monter le nombre de convives sur la piste et balance un truc limite vintage pour que ça marche (et ça marche). Pendant ce temps, les danseurs et danseuses précédentes vont se resservir un verre, un peu dépité·es mais se disant tant pis c’est comme ça.
À noter le Not Tonight Josephine publié l’année suivante dans Réservé aux indiens, repris dans un album d’Instrumentaux, et qui n’est pas une version retravaillée d’Osez mais qui y fait forcément penser et à l’envers si je puis dire puisqu’il est question de ne pas vraiment goûter aux plaisirs des chevaux qu’on fait hennir. Chevaux d’ailleurs remplacés par un train à vive allure et une répétition technoïde qui m’enchante souvent, sans que le chanteur chante, sinon le titre, plusieurs fois au milieu de la cavalcade locomotive.
PS en escalier mais j’arrive à la dernière marche sinon on associe tout et c’est pas bon pour l’esprit : je découvre que Not Tonight Josephine est le titre d’un morceau de 1979 de ce groupe de glam rock connu à l’aube de ma préadolescence (Slade) et depuis 2021 le nom d’un groupe de rock qui n’a pas encore sa fiche kikipedia mais qui sévit sur facebooq et bandecampe et que je n’ai pas encore écouté, le ferai-je seulement un jour.
Un grand merci Jean-Paul pour ta lecture attentive et tes précisions très documentées ! Il ne te reste plus qu’à faire un blog dédié à la culture pour nous enchanter de ta prose jubilatoire ! 🙂