Une chanson codée au sens caché
Cette chanson dit bien autre chose que ce que l’on croit. Avant d’en analyser le texte et la musique, voyons tout de suite les paroles.
LES PAROLES
COUPLET 1 (1ère partie)
Allongé, le corps est mort
Pour des milliers C’est un homme qui dort
À moitié pleine est l’amphore
C’est à moitié vide qu’on la voit sans effort
COUPLET 1 (2ème partie)
Voir la vie, son côté pile
Oh philosophie, dis-moi des élégies
Le bonheur, lui me fait peur
D’avoir tant d’envies
Et j’ai un souffle au coeur, (aussi)
REFRAIN 1
C’est une belle journée
Je vais me coucher
Une si belle journée, qui s’achève
Donne l’envie d’aimer,
Mais je vais me coucher
Mordre l’éternité, à dents pleines
C’est une belle journée
Je vais me coucher
Une si belle journée, souveraine
Donne l’envie de paix
Voir des anges à mes pieds, mais
Je vais me coucher, m’f’aire la belle
COUPLET 2 (1ère partie)
Allongé, le corps est mort
Pour des milliers, C’est un homme qui dort
À moitié pleine est l’amphore
C’est à moitié vide que je la vois encore
COUPLET 2 (2ème partie)
Tout est dit puisqu’en amour, si c’est du lourd
Si le coeur léger, les élégies toujours
Les plaisirs, les longs, les courts
Vois-tu mon amour
Moi j’ai le souffle court, (vois-tu)
REFRAIN 2
PONT
Belle
La vie est belle
Comme une aile
Qu’on ne doit froisser
Belle
La vie est belle
Mais je vais là
Belle
La vie est belle
Mais la mienne
Un monde emporté
Elle, j’entre en elle
Et mortelle, va
REFRAIN 3
REFRAIN 4
Présentation
Année de sortie : 2001
Compositeur : Laurent BOUTONNAT
Auteur et interprète : Mylène FARMER
Fin 2001, le duo Laurent Boutonnat – Mylène Farmer est déjà au sommet d’une gloire qui ne se démentira jamais. Au point que cette année-là, Mylène Farmer sort un Best Of. Et comme souvent dans ces cas-là, trois inédits ont été glissés au milieu des tubes. Nous n’épiloguerons pas sur l’aspect éthique de la pratique commerciale qui consiste à vendre un nouvel album avec seulement trois nouvelles chansons.
Vous l’avez compris, la chanson qui nous intéresse aujourd’hui est un de ces inédits : « C’est une belle journée » qui sortira également en single cinq mois plus tard.
Une musique joyeuse, des paroles légères et positives, Mylène nous gratifie cette fois-ci d’une chanson qui invite à la gaîté.
Le refrain nous parle d’un belle journée qui s’achève dans une forme de plénitude, et à la fin de laquelle Mylène va aller se coucher.
Préambule : un léger malaise
Dès le début de la chanson toutefois, on est interpellé par deux vers qui installent un léger malaise.
« Allongé, le corps est mort
Pour des milliers C’est un homme qui dort»,
On comprend que Mylène Farmer met en parallèle le sommeil et la mort, se référant sans doute à un de ses poètes favoris, Pierre Reverdy.
Celui-ci écrivait en 1915 dans son poème « Esprit pesant » :
« Il est allongé et il dort. C’est un corps mort. »
Celui que tous (« des milliers ») croient endormi serait-il mort, comme « le dormeur du val » de Rimbaud?
La suite ne fait que renforcer le doute :
« À moitié pleine est l’amphore
C’est à moitié vide qu’on la voit sans effort »
Malgré une certaine maladresse dans le texte (au-delà de son aspect mystérieux et opaque, l’amphore est visiblement posée là avant tout pour la rime) on comprend que le personnage de la chanson se situe du côté du verre à moitié vide, dans un monde où la plupart des gens voient le bon côté des choses.
Après ce long préambule, je vous livre la chanson :
RELISONS Le texte
Je vous invite à relire le texte d’une façon plus analytique.
On est frappé par le contraste entre le côté sombre des couplets, et la légèreté des refrains.
Quelle en est la raison, quel est le message ?
C’est sans doute une des clés du succès de cette chanson, qui nous fait perdre nos repères : le personnage de la chanson serait-il schizophrène, triste tout le jour, et heureux au soir d’une « belle journée » ?
Ou bien, cette « belle journée » lui est-elle inaccessible ?
Vous allez le voir, la réalité va bien au delà de tout cela.
La révélation a eu lieu un certain 8 janvier.
Le coup de Théâtre
Le 8 janvier 2006, Mylène Farmer donne une de ses très rares interviews. Cela se passe sur TF1, dans l’émission « 7 à 8 ». On y découvre un personnage introverti, sensible, abandonnique et ô combien attachant.
A la 18ème minute, coup de théâtre : Mylène évoque la chanson : « C’est une belle journée ».
Et elle révèle que le texte original du refrain n’était pas « je vais me coucher », mais « je vais me tuer ». Oui ! Vous avez bien lu !
Et là, tout s’éclaire !
Relisons le refrain avec les « vraies » paroles
« C’est une belle journée,
Je vais me tuer
Une si belle journée qui s’achève
Donne l’envie d’aimer,
Mais, je vais me tuer
Mordre l’éternité, à dents pleines
C’est une belle journée
Je vais me tuer
Une si belle journée, souveraine
Donne l’envie de paix
Voir des anges à mes pieds, et
Je vais me tuer, m’f’aire la belle. »
Wouah !
Ce n’est pas seulement un nouvel éclairage : c’est beau et puissant !
Une véritable déclaration d’amour à la mort.
Le pont lui-même prend tout son sens :
« La vie, belle, trop belle, si belle qu’on ne peut en profiter sans l’abîmer »
« La vie est belle, mais je vais là » (sur scène, elle montre le ciel)
« J’entre en elle (la mort) et mortelle, va » (je quitte mon enveloppe mortelle)
Pourquoi Mylène Farmer n’a-t-elle pas conservé le texte original ?
Mylène Farmer nous en donne la raison, qui est éminemment respectable : consciente de son aura et de l’influence de sa parole sur son public, elle décide, pour la seule fois de sa vie d’artiste, de se censurer elle-même.
Ceci pour ne pas sembler « faire un appel au suicide pour certaines personnes un peu fragiles ».
Un sens des responsabilités dont pourraient s’inspirer bien des artistes. On pense notamment à certains rappeurs inconséquents et incontinents, parfois couronnés un peu vite par des victoires de la musique.
De façon annexe, cette modification donne à la chanson une universalité qu’elle n’avait pas, car elle devient ainsi une chanson « tout public ».
Par ailleurs, elle entre de fait dans la catégorie des « chansons à énigme », ces chansons à message caché.
Nous y reviendrons dans une prochaine radioscopie lorsque nous parlerons de « La nuit je mens » de Alain Bashung.
Côté musique
Intéressons-nous à la musique, élément prépondérant de tout tube qui se respecte. Si le ton musical est enjoué, les arrangements restent dans le style et l’esprit qui font la signature de la star :
L’Orchestration de « C’est une belle journée » de Mylène Farmer
Le son est électro-pop, avec des synthés percussifs et clairs, des claps qui ponctuent les relances, des ruptures, et ce contraste entre un instrumental un peu heurté et une voix très liée. On est dans la lignée des succès de Mylène Farmer.
Ici l’instrumental qui permet de détailler l’orchestration :
https://www.youtube.com/watch?v=BFpDS7B7hwA
La voix
Elle est susurrée et la diction est tout en chuintantes douces. Aucun doute n’est permis : on est bien en train d’écouter du Mylène Farmer !
Voici deux performances « live » qui mettent visuellement en évidence l’aspect « heurté » de la chanson : On remarque que la version « live » est jouée un ton plus haut que la version « studio ». Cela permet d’avoir une meilleure dynamique dans le feu de la performance scénique. On gagne en énergie ce que l’on perd en intériorité.
Ici, à Bercy en 2006 : https://www.youtube.com/watch?v=ANQ0w1fbMHU
Et là lors de sa tournée 2013 : https://www.youtube.com/watch?v=MODrlQ17V00
La structure harmonique de « C’est une belle journée » de Mylène Farmer
C’est une chanson très classique, avec :
– Pour les couplets
Un anatole de 3 accords en 4 mesures (voir l’article à ce sujet) en tonalité Si mineur (dans la version live).
Sim Sol La Sim (la recette de JJ Goldman !)
– Pour le refrain
Un anatole de 4 accords sur 4 mesures
Sim Sol Ré La
– Le pont
Il est en Lam et reprend les accords du couplet, un ton plus bas :
Lam Fa Sol Lam.
Cette descente permet de « poser » provisoirement la chanson.
– Reprise du refrain
On y retrouve la tonalité de Sim.
Ce « changement de tonalité apparent » (puisqu’on remonte d’un ton par rapport au pont) permet de relancer la dynamique. En réalité, c’est un simple retour à la tonalité d’origine, en Sim.
Une façon de retrouver le fil de la chanson, restée un temps suspendue. Bien vu !
– Dernier refrain
En… Rém ! C’est une grosse montée puisqu’on repart une quinte plus haut (5 demi-tons !). Cela envoie littéralement la chanson au ciel !
– Fin
Un accord final de Ré. C’est un « power chord » ou accord de puissance : on ne peut savoir s’il est mineur ou majeur (la tierce en est absente), ce qui laisse ouvert l’imaginaire de l’auditeur. Quoi de mieux pour un grand saut vers l’inconnu ? J’adore !
Quelques chansons écrites sur le même modèle :
Revenons au texte de « C’est une belle journée » : Mylène Farmer a employé ici deux stratagèmes : la substitution et l’antiphrase.
La substitution
Mylène Farmer a remplacé « tuer » par « coucher », ce qui naturellement modifie ce que reçoit l’auditeur. On trouve cette pratique dans la chanson française, souvent avec des arrière-pensées grivoises. Voici deux exemples :
Scoubidou (Sacha DISTEL)
Les sucettes (France GALL)
https://www.youtube.com/watch?v=q-iysdFu_TQ
L’antiphrase
Mylène Farmer parle d’aller se coucher tranquillement alors qu’il s’agit de se suicider. Le sens est donc contraire à ce que semblent indiquer les mots. On retrouve ce procédé dans quelques chansons célèbres.
Sorry Angel (Serge GAINSBOURG)
Gainsbourg parle de sa compagne qu’il aurait poussée au suicide. Mais il a inversé la situation : C’est en réalité de lui-même qu’il parle, lui qui avait songé à cette option fatale après avoir eu le cœur brisé par le départ de Jane.
Le petit train (Rita MITSOUKO)
Les Rita MITSOUKO détournent « Le petit train » de André Claveau (1953) pour parler, sur fond de musique joyeuse, de la déportation.
Ici la chanson d’origine : https://www.youtube.com/watch?v=UOm4gCZca-w
A vous de jouer !
Comme chaque fois dans cette rubrique, je vais vous demander de travailler un petit peu : ici nous allons nous intéresser aux deux aspects distincts mais complémentaires que nous venons d’évoquer.
Pour aller plus loin
Avant toute chose, je vous propose de rechercher vous-même des chansons qui utilisent l’un ou l’autre de ces procédés. Vous pouvez même inscrire leurs titres (avec lien vers l’audio pendant qu’on y est!) dans les commentaires. Cela enrichira la communauté !
A vos stylos ! Choisissez un des deux exercices suivants :
Exercice de substitution :
Prenez un texte de votre choix, existant si possible, de votre production si possible. Substituez-lui le sujet principal par un autre (par son inverse, par un objet, par un animal…), pour que le texte prenne un autre sens. Mais attention : il faut rester suffisamment ouvert pour qu’une lecture attentive ou répétée puisse révéler le secret au lecteur ou à l’auditeur !
Exercice d’antiphrase :
Choisissez un thème fort, dramatique, et si possible connu (la guerre, une rupture, la disparition de l’être aimé, un attentat…). Optez pour un thème qui vous touche, au point que le premier degré vous paraisse trop frontal. Dans un court texte, traitez cette question soit à travers des métaphores très légères, soit en disant le contraire ou l’inverse de la réalité, tout en laissant la porte ouverte à la bonne compréhension par un lecteur attentif.
Et surtout : n’hésitez pas à inscrire vos productions dans les commentaires ! Bon courage !
Bonnes recherches, bonnes productions et Vive la Chanson !