S’il est un muet qui fait parler, c’est bien lui :
Oui ! En français, il y a un minuscule son, discret, insignifiant… et qui, pourtant, fait toute la différence quand on écrit ou chante une chanson.
Ce son, c’est le fameux « e » muet.
Indétectable pour une oreille distraite de l’auditeur insouciant, souvent ignoré de l’auteur approximatif, il est pourtant crucial pour le sens, pour la musique… et pour l’élégance du texte.
Alors, comment le traiter quand on écrit une chanson en français ?
Faut-il adopter les méthodes de la DZ-Mafia, pour :
– le faire chanter ?
– le faire taire ?
– le supprimer ?
Je vais tout vous dire !

Le « e » muet, c’est quoi ?
Le « e » muet, c’est ce « e » qu’on retrouve à la fin des mots comme :
femme
petite
Colline
repose
…et d’autres… heu je veux dire le MOT « autres »
À l’oral, on ne le prononce que rarement.
Par exemple, dans la phrase « une petite fille chante », on dira souvent :
« un’ petit’ fill’ chante » et non pas :
« UnE petitE fillE chantE ».
Evident, non ?

Mais attention : c’est en poésie et en chanson que ce petit « e » va se faire remarquer !.
En poésie : ça ne rigole pas !
Nos amis les poètes ne sont pas aussi détendus qu’ils en ont l’air : parce qu’en poésie classique, la règle est stricte :
Le « e » muet est prononcé si :
– Il est suivi d’une consonne.
Comme dans :
« La petite fille s’endort » qui se dit :
« La petitE fillE s’endort » → 8 syllabes
(le « e » de « petite » compte, il est suivi du « f » de « fille », une consonne
et le « e » de « fille » compte, suivie du « s » de « s’endort », une consonne)

Le « e » muet compte pour du beurre si :
– Il est dans un de ces 2 cas :
– S’il est suivi d’une voyelle
Comme dans :
« La petite amie »
qui se dit : « La petit’amie→ 5 syllabes
(le « e » de « petite » ne compte pas : suivi d’une voyelle)
– S’il est à la fin du vers (ou avant un signe de ponctuation)
Comme dans :
« Je vais sur la colline. » qui se dit
« Je vais sur la collin’ » → 6 syllabes
(le « e » final de « colline » ne compte pas, car il est en fin de vers)

Pour faire simple :
Faisons confiance à notre langue orale : elle est en phase avec la poésie classique !
En chanson : la fête au village !
Bon, finalement, la gestion du « e muet » n’est pas si compliquée en poésie.
Mais qu’en est-il en chanson ?
Eh bien c’est encore plus simple !
Parce que en gros, on fait comme on veut !
Youpi, c’est la fête au village, alors ?
Heu eh bien pas tout à fait ! Certes, tout est admis, mais cette liberté impose une responsabilité qui fait la différence entre une bonne et une mauvaise chanson.
Cette différence, c’est la musicalité !

Allez, je vous détaille ça !
Le choix de la musicalité
Le choix de chanter ou non un « e » muet dépend de plusieurs facteurs.
Et pour cela, il ne faut pas oublier que la chanson, c’est de la langue parlée.
Au milieu du vers : chanter ou non ?
La plupart du temps, tout comme dans la vraie vie, on ne prononcera pas les « e muets » au milieu du vers, surtout s’ils ralentissent la ligne mélodique.
Mais au besoin, pour maintenir le rythme ou la métrique, on peut le chanter, surtout s’il tombe sur un temps faible.
Pratique non ?
En fin de vers : attention !
En fin de vers, le « e muet » est généralement élidé (vous avez vu, on apprend plein de mots, ici !). Bon en clair on ne le chante pas.
Oui, mais : si la musique le réclame — par exemple pour prolonger une note — on peut choisir de le chanter comme une voyelle pure (« eu »), à condition de le faire avec goût.

Un bon exemple ? Francis Cabrel, qui magnifie l’élégance de son écriture en passant de façon fluide les « e muets » de « Je l’aime à mourir » à 0:48.
🎙️ En résumé :
on chante le « e » muet si ça sert le rythme ou la mélodie, sinon on l’escamote.
Et puis on n’en met pas trop quand même, hein ? C’est quand même un poil connoté vieillot !
Pour tricher, c’est bien pratique !
C’est vrai !
Pas mal d’auteurs compositeurs interprètes utilisent le « e muet » comme variable d’ajustement pour faire « rentrer » leur texte dans la musique.
Hou ! Les vilains tricheurs !
Reprenons notre petite fille du début, vous savez, celle qui chante :
« Une petite fille chante »
Si l’on enlève tous les « e muets », ça donne
« un’ petit’ fill’ chant’ » donc 5 pieds.
Si on les garde tous (y compris les dernier), ça fait
« UnE petitE FillE ChantE » soient 9 pieds !
Et puis il y a toutes les formules intermédiaires !
A 6 pieds, on a 4 nouvelles possibilités :
1) « UnE petit’ fill’ Chant’ », ou
2) « Un’ petitE fill’ chant’ », ou
3) « Un’ petit’ fillE chant’ », ou
4) « Un’ petit’ fill’ chantE »

Je ne vais pas toutes vous les faire (amusez-vous à les chercher), mais entre les, 5, 6, 7, 8 et 9 pieds, selon où l’on prononce ou pas le « e muet », on obtient rien moins que 18 combinaisons différentes !
Alors, Grosse triche ?
Eh bien pas tant que cela !
Pour appuyer les temps forts, c’est royal !
Parlons un peu d’accents !
Contrairement à ce que pensent pas mal de gens, la langue française a bien un accent tonique. Moins appuyé que dans d’autres contrées, mais bien présent quand même.
La musique aussi a des accents : chaque mélodie, chaque phrase musicale s’appuie sur certaines notes fondamentales, quand d’autres sont plus transitoires.
Tout le talent de l’auteur sera de faire coïncider les appuis des mots avec ceux des notes.

Un exemple ?
Toujours notre petite fille, vous savez, celle qui chante !
Prenez une chanson classique dont le texte est à 6 pieds, par exemple :
« Que serais-je sans toi » de Jean Ferrat. Très linéaire, n’est-ce pas, et pourtant…
Mettez dessus les paroles de « la petite fille », et vous verrez que l’une des quatre formules « fonctionne » là où les autres patouillent péniblement.
Essayez la même chose avec la musique de « L’internationale », elle aussi en 6 pieds, et le résultat sera totalement différent !
C’est tout l’art de l’auteur que de savoir faire coller ainsi le texte avec la musique.
Et c’est pour ça qu’on est là !
A vous de jouer
Inventez une phrase qui comporte plusieurs « e muets »
Amusez-vous à trouver toutes les « formules rythmiques » qu’on peut faire avec cette phrase en jouant avec les « e muets ».
Ecrivez-les phonétiquement, c’est-à-dire en écrivant « E » majuscule si le « e » est prononcé, et une apostrophe s’il est élidé.
Pour la petite histoire, c’est comme cela qu’on écrit un texte chanson pour qu’il soit lisible.

Testez ces formules à l’oral.
Avez-vous vu et entendu toute la richesse de votre phrase ?
Eh bien vous voilà devenu un maître du « e muet » !
Mettez-nous donc votre phrase en commentaire pour qu’on puisse en profiter !
Le « EUH ? » muet
Avant de vous quitter, je ne résiste pas au plaisir de vous livrer quelques « Eeeuuh ? » qui auraient mieux fait de rester muets !
C’est pas beau de se moquer, mais tant pis !
On commence avec Claudio CAPEO qui dans « Riche » nous gratifie à 0:58 d’un splendide « mon fils-EUH »
On continue avec Indochine dans « J’ai demandé à la lune » avec à 1:27 le mythique « Et toi et moi, on était tellement sûrs-EUH »
Et pour finir, l’ineffable GIMS qui dès la quinzième seconde nous balance deux « EUH » de compétition dans « Sois pas timide » :
« sur le côté VIP-EUH »
suivi de « que des dix sur dix-EUH »
J’en reste muet !
Comme quoi, même à l’oral, l’illettrisme ça s’entend !
En conclusion
Finalement, il n’est pas si terrible, ce « E muet » !
Il faut simplement savoir l’apprivoiser un peu, et utiliser ses qualités plutôt que de se laisser passivement emmener par lui !
C’est un peu comme faire du cheval : On peut se faire désarçonner ou aller jusqu’au bout du monde !
Alors, tous en selle, et
Vive la Chanson !
Je me souviens qu’un prof de lettres à la fac disait à propos de Léo Ferré qu’il faisait des fautes de linguistique/phonétique (je ne sais plus exactement): je ne sais pas à quoi il faisait allusion mais peut-être qu’il y avait cette question du « e » muet pas muet justement? Je serais curieuse de savoir!
En tout cas la question du « e » muet se pose aussi dans l’écriture du haïku même si le respect des 17 syllabes n’est pas strictement conseillé en français…
Certains artistes s’affranchissent sciemment des règles établies (qui ne sont finalement que la mise en mots des observations) et c’est très bien !
D’autres les transgressent par ignorance, et là… hum ! Et qu’importe finalement le nombre de pieds, en Haïku comme en chanson, l’élégance reste une valeur incontournable !
Chouette plongée dans la mystérieuse “malédiction” du e muet ! J’ai adoré la manière décalée dont tu expliques pourquoi ce petit e peut devenir un super-acolyte rythmique… ou un vilain tricheur quand il se planque ! Mais le plus savoureux, à mon sens, c’était finalement la série sur les « euh » bien présents mais qui aurait mieux fait de ne pas l’être; Maintenant, je n’entends que ça quand j’écoutes les chansons. Merci pour cette leçon savoureuse et ce mix d’élégance et de fun !
Merci Miren pour ton enthousiasme ! Claude Lemesle, dont je suis un « disciple », nous parle très souvent de ce muet très bavard ! 😉
Merci pour ce florilège d’abus de E muets… à croire que les auteurs sont mal entourés, qu’ils n’ont personne pour tirer la sonnette d’alarme 😁. Personnellement ce sont p’t’et’ les élisions sauvages pour « faire rentrer l’texte » à t’prix qui m’d’rangent l’plus. Et, oui, VivE l’accent du Sud !
En fait tout ce qui est fait au forceps pose problème. Il faut savoir tricher dans la discrétion : j’ai un ami auteur qui rajoute un « oui » au milieu du vers quand il lui manque un pied 😉 !
Merci pour cette leçon joyeuse et rythmée Denis ! Cela donne envie d’écouter autrement. Mais quelle histoire ce « e » muet !
Du point de vue de l’auditeur, ce fameux « e » ne doit pas se contenter d’être muet : il se doit d’être invisible ! 😉
Merci pour cet article éclairant sur l’usage du « e » muet en chanson. J’ai particulièrement apprécié ce passage : « Le choix de chanter ou non un « e » muet dépend de plusieurs facteurs. Et pour cela, il ne faut pas oublier que la chanson, c’est de la langue parlée. » Il souligne l’importance de la musicalité et de l’expression orale dans l’écriture de chansons. Ton approche pragmatique et nuancée est précieuse pour les auteurs-compositeurs 🙂
Tu as raison Rémi, pas mal d’auteurs ne verbalisent pas suffisamment leurs textes, et ça s’entend ! C’est sûr que sans surveilance, notre ami le « e muet » en profite pour faire n’importe quoi ! 😉