Que choisir entre le sens et le son ?
Pas besoin de lire cet article ! Parce qu’on connait déjà la conclusion :
Ben… c’est évident : les deux !
Allez, circulez, y’a rien à voir !
Oui… sauf que ce n’est pas si simple que cela.

Allez, on commence vraiment par le début. Lisez ça !
1. Une chanson, c’est quoi ?
Pour celui qui la crée comme pour celui qui l’écoute, une chanson, ce n’est pas juste des mots qu’on a posé sur des notes : on cherche à transmettre quelque chose. Une émotion, une image, un souvenir, une humeur…
Et pour cela, le sens des mots est essentiel.
Mais ce n’est pas tout : le son des mots joue, lui aussi, un rôle clé. Il va donner une ambiance, une couleur.
Il arrive donc qu’on doive choisir entre le sens parfait et le mot qui sonne mieux.

C’est de cette tension, quelque part entre littérature et musique, que naît la chanson.
2. Chanter, c’est dire quelque chose
Pourquoi faisons-nous de la chanson ? Parce qu’on a quelque chose à dire.
Les mots, on ne les choisit pas au hasard, ni par souci d’effet : on les choisit parce qu’on veut porter un message, un élan, une histoire.
D’ailleurs, si l’on ne voulait transmettre que du rythme ou de l’énergie, on ferait de la dance, de l’électro ou de la pop en anglais, avec des paroles qu’on entend à peine.
Mais voilà : on fait de la chanson.
Et en chanson française, le sens compte.
La langue, c’est à la fois un support et un vecteur.

Et ça implique une responsabilité :
cela nous oblige à la précision, à la justesse, à la sincérité.
3. Les mots sont aussi de la musique
Mais un mot, ce n’est pas juste un sens.
Un mot, ça a un son, une couleur, un timbre.
Prenons par exemple la photo ci-contre :
Diriez-vous que c’est une auto, une automobile, une voiture, une caisse, une tire, une bagnole ..?
Tous ces mots désignent la même chose, mais sonnent différemment…

…sans parler de la « Benz » de NTM ou de la « Chrysler » de Souchon !
Eh oui : Les mots sont exactement comme les notes de musique :
– Comme les notes, les mots ont un son. De la même façon qu’une note de musique peut être interprétée par différents instruments, un même concept pourra être exprimé par différents mots, dont chacun « sonnera » différemment.
– Et ce n’est pas tout : Comme la suite des notes d’une musique, l’enchainement des mots aura une mélodie propre, plus ou moins élégante. Au fil du vers, les mots vont se succéder. Parfois de façon fluide, parfois de façon imprononçable.
Prenons comme exemple le vers de Balavoine dans « Tous les cris les S.O.S. » , magnifique chanson malgré un texte un peu laborieux : à 2 :52, on entend :
« Tout était clair comm’ de l’eau ».
TouTéTaitClaiRCom… le début du vers est très accroché… pas terrible !
…coMM’DeL’eau : en revanche la fin est fluide (c’est le cas de le dire vu que c’est de l’eau !)
Il faut s’y résoudre : parfois, le mot juste n’est pas le mot bon.
Et inversement, un mot poétique n’a pas toujours sa place.
Il nous faudra donc louvoyer entre sens et son pour trouver l’équilibre parfait.
Mais quand on a dit cela, on n’a pas tout dit : lisez donc la suite !
4. Les dérives du son ou du sens mal dosés
1ère dérive : les mots compliqués
Première dérive : les auteurs de chanson novices utilisent souvent des mots compliqués, qui sonnent mal, qui s’enchainent mal, ou dont le sens est approximatif.
Par manque d’assurance, ils veulent souvent impressionner : ils mettent des mots rares, alambiqués, qui cassent le rythme ou sonnent faux. Une chanson, ce n’est pas une dissertation. Le mot doit trouver sa place naturelle dans la phrase, sans faire de vague.
Un exemple : le fameux « anathème » de Francis Lalanne à 1 :25
…ou quand un dictionnaire devient indispensable pour comprendre le sens d’une chanson plutôt insipide.
D’ailleurs la plupart des gens ne comprennent pas ce texte trop compliqué (qui parle du décès d’un être cher et non d’un amour impossible).
2ème dérive : les mots ronflants
Autre piège : Quand les rimes sont là, que le flow est présent, mais qu’il n’y a aucun sens !
Certains auteurs se gargarisent volontiers de mots creux, les grandes phrases qui ne veulent rien dire.
C’est le cas de la plupart des rappeurs dont le niveau dépasse rarement un petit CE2 (pour le slam, on atteint un bon niveau CM1).
Allez, je vous offre en guise d’illustration une chanson au 2ème degré qui a un flow du diable…
…et qui ne veut (presque) rien dire !
3ème dérive : les fautes de français
Là encore, on peut dire un grand merci à nos amis les rappeurs qui ont fait de ce travers une véritable discipline olympique.
Mais il n’y a pas qu’eux ! Si Indochine n’existait pas, il faudrait l’inventer !
à 1:40, on entend :
“Tu me donnes un baiser et nos langues vont juste s’emmêler, et ta peau se mouilla, elle aura comme un goût, un goût de lait, Je te respire » Ouatchh !
…et, à 3:35, un prémonitoire quoi qu’involontaire « corrige-moi mes fautes »
Pour éviter une telle débâcle, jetez un œil à notre article « Chanson : gare aux fautes de français ».
5. Trouver l’équilibre entre le sens et le son
Alors dans tout cela, où est le bon équilibre ?
A chacun sa réponse
Il faut savoir se détacher du sens pour écrire un joli mot, voire même changer un peu le discours pour qu’il gagne en poésie et en musicalité.
C’est la position de Boby Lapointe, qui a fait du son des mots la base de ses chansons.
A l’inverse, il faut parfois savoir sacrifier une rime pour exprimer une belle idée. C’est la position que défend inlassablement mon ami Claude Lemesle, le plus grand auteur français contemporain, ici interprété par Joe Dassin.
Entre 1:24 et 1:42, il choisit délibérément de sacrifier la rime pour privilégier l’émotion.
Et nous, dans tout cela ?
Apprenons à parfois « tordre » un peu l’idée de départ pour que la phrase soit chantable, changer un verbe pour que la mélodie respire, ou troquer un synonyme plus doux, plus évocateur.
Et ce n’est pas trahir son message, au contraire : c’est l’épouser mieux.
Mais l’inverse est aussi vrai : sachons parfois renoncer à une tournure parfaite pour laisser place à la musicalité des mots.

Dans la chanson, la langue n’est pas reine : elle est danseuse.
👉 Retrouvez notre article « Les mots disent ce qu’ils veulent dire » pour aller plus loin.
6. À vous de jouer !
Bon, tout ça c’est bien gentil, mais concrètement, comment fait-on ?
Eh bien, comme il n’y a pas de raison que je sois le seul à travailler ici, je vous propose un petit jeu qui va exercer votre plasticité cérébrale à l’art de l’équilibre.
Le jeu des 3 versions (10 minutes chrono)
Pour commencer, choisissez une idée forte, une phrase clé : ex. « Je ne t’attends plus ».
Puis rédigez trois versions :
Version 1 (le sens) : écrivez une version très claire, sans chercher à faire joli. Juste ce que vous voulez dire.
Version 2 (le son) : faites une version purement sonore, avec des mots qui chantent, riment, résonnent. Quitte à déformer un peu le sens.
Version 3 (la synthèse) : trouvez un équilibre entre les deux. Réécrivez la phrase en gardant l’idée ET le style.

NB : travaillez à l’oral, idéalement à voix haute.
Vous voyez la différence ?
Ou plutôt : vous l’entendez ?
Si oui, c’est le moment de sortir la guitare ou le piano pour tester !
Pour aller plus loin
Transformez cette phrase en chanson. Vous tenez votre refrain, attaquez les couplets !
Pour les couplets, vous pouvez avoir deux approches différentes :
– privilégier le sens pour favoriser une bonne compréhension du propos
– privilégier le son et vous autoriser des bons mots
En revanche, l’ensemble doit rester cohérent : il ne s’agit pas d’avoir un couplet rempli d’onomatopées tandis qu’un autre développe un discours construit.
Comme toujours, je vous invite à poster votre production en commentaire !
En conclusion
Ecrire un texte, composer une musique, c’est très bien.
Mais écrire une chanson, c’est beaucoup plus complexe : nos mots font partie intégrante de la musique.
Il nous faut fusionner les deux, dans un petit miracle d’équilibre.
Ce qu’on qualifie d’ »art mineur » est en réalité un art complexe, un travail d’orfèvre.

Et l’Académie de la Chanson est là pour vous accompagner dans cette alchimie fragile.
Vive le mariage du sens et du son,
Vive la chanson !
Merci pour cette analyse! J’y vois un parallèle avec le cinéma, notamment le documentaire de création où on préfèrera au montage un plan esthétiquement moins bien mais qui a plus de sens…
Tu as raison. Le choix de l’imperfection est souvent difficile à privilégier, mais il arrive que ce soit le bon ! Paradoxe ! 😀
Merci pour cet article captivant. Tu mets en lumière l’importance de l’iconicité phonétique dans l’écriture de chansons, soulignant que les mots ne sont pas seulement porteurs de sens, mais aussi de sonorités qui influencent l’émotion et la mémorisation. J’ai particulièrement apprécié cette phrase : « Les mots ont des textures, des couleurs, des poids, des sons. Certains sifflent, d’autres grincent… ou caressent. » Elle illustre parfaitement comment le choix des mots peut enrichir la musicalité d’une chanson. Ton approche pédagogique, notamment l’exercice proposé, rend cette exploration accessible et stimulante 🙂
Merci Rémi pour ton commentaire, tout est dit 😉 !
Merci pour cet article qui lève quelques blocages. Je n’avais pas réalisé qu’il y avant tant d’entorses à la rime dans la chanson française… Aussi, ta façon de pointer les mauvais élèves est rafraîchissante. Non seulement ça change de l’école des Fan où tout le monde a 10/10, mais en plus ça nous renvoie à notre propre complaisance ou maladresse. Ca permet de comprendre pourquoi certaines chansons ne fonctionnent pas !
Merci Eva Lee pour ta lecture attentive. Il existe mille façons d’écrire une chanson, y compris de façon maladroite… et parfois ça marche ! Pour autant, les auteurs qui « durent » savent où ils vont… et quand ils se permettent un entorse à la langue française, c’est toujours à dessein !